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Ce que les vergers médiévaux nous apprennent des relations entre les humains et l’environnement « naturel »

À l’heure où l’environnement fait l’objet de multiples questionnements et défis, il est intéressant d’étudier les vergers médiévaux comme lieu où se construisent et évoluent les rapports entre humains et non-humains. C’est ce que montre une étude interdisciplinaire prenant appui sur des sources variées (textes littéraires, documents administratifs, enluminures, restes archéobotaniques).

Les vergers fruitiers médiévaux sont peu distingués des jardins dans l’historiographie. Ces lieux sont pourtant au cœur de dynamiques anthropologiques essentielles. Ils ont une place à part parmi les autres formes d’environnement végétalisé. S’y dessinent de façon privilégiée les traces de nouveaux rapports entre les sociétés humaines et les non-humains. Leur expérience spécifique, à la fois immersive, protectrice et ouverte sur d’autres possibles, fait d’eux des laboratoires hors norme. Le verger contient en lui les germes d’une nouvelle ontologie, mais aussi d’une possible mutation du concept même de nature dans l’espace étudié. C’est ce qu’a montré la thèse intitulée Les vergers : théories, pratiques et représentations. France, Flandres, États Bourguignons, XIVe-mi XVIe siècle. Elle s’interroge sur ce que sont les lieux de culture d’arbres fruitiers et sur ce que les évolutions des théories, pratiques et représentations qui leur sont associées peuvent nous apprendre des relations entre les sociétés de la fin du Moyen Âge et leur environnement dit naturel. Nous reviendrons ici seulement sur les résultats de ce travail qui répondent le plus directement à ces deux questions.

Le corpus retenu est très large. Il s’appuie sur plusieurs sous-corpus constitués d’actes de la pratique, d’images, de cartes, de données archéologiques (notamment archéobotaniques), de récits fictifs, de témoignages et de traités savants. Une attention particulière est portée au corpus de manuscrits et éditions en français et en latin de L’Opus ruralium Commodorum de Pierre de Crescens. Le dialogue interdocumentaire et interdisciplinaire est réalisé selon une méthode de changement d’échelle et adapté, au cas par cas, aux biais propres à chaque document analysé.

En menant une analyse géo-linguistique des termes pratiques désignant les lieux de culture des arbres fruitiers et en la croisant avec le vocabulaire des traités théoriques et des textes poétiques, cette thèse a montré que le mot vernaculaire verger, peut-être originaire d’un parler nord-poitevin, se diffusait plus spécifiquement dans le domaine du récit fictif à partir du XIIe siècle pour désigner un espace de verdure enchanteur et mystérieux. Il hérite des connotations de l’Avalon christianisé via l’importation de la matière de Bretagne. Cette expression désigne, succinctement, un ensemble de thématiques issues de légendes celtiques de Grande-Bretagne, d’Armorique et du Nord-Ouest de la France. Le mot verger se distingue nettement de jardin, terme originaire de l’anglo-normand qui se diffuse progressivement au cours de la période étudiée, principalement dans les textes de la pratique.

Dans notre corpus d’enluminures et de récits narratifs et poétiques de diverses catégories, le verger fruitier est un lieu où le temps s’écoule différemment que dans les autres portions d’environnement. Dominé par une figure féminine puissante, il est l’endroit de la consommation consentie de l’amour charnel transgressif. Le verger est un intermédiaire entre le jardin chaste et la forêt sauvage, qui elle est l’espace du viol. Il est un lieu à l’écart, à l’abri tant de la sauvagerie des monstres que des normes sociales des humains. L’ambiguïté sexuelle jusque-là soulevée dans l’historiographie pour les jardins-vergers se résout en distinguant nettement les jardins d’herbes, dont l’enquête a retracé l’association à la virginité et à la jeunesse, des vergers fruitiers, lieux de la sexualité consentie échappant aux cadres sociaux et religieux classiques.

Ces connotations positives permettent au verger fruitier d’être pour la première fois classé dans un chapitre consacré à l’agrément dans le traité d’agronomie de Pierre de Crescens, le Livre des Proffits Champètres, écrit entre 1304 et 1309 et largement diffusé jusqu’au début du XVIe siècle. Ce texte fait du verger fruitier un lieu plaisant, ménageant un équilibre subtil favorable au maintien de l’harmonie interne du corps du promeneur. Il est aussi un lieu de retraite et de repos. Ce verger parenthèse se retrouve dans les aménagements. Les études de cas réalisées au cours de la thèse, par exemple sur le verger de la pointe de l’Île de la Cité à Paris (fig. 1) ou encore sur le parc d’Hesdin (Pas-de-Calais), ont permis de montrer que les parties consacrées aux arbres fruitiers des parcs des puissants étaient souvent des pièces à part du palais végétal, associées à des espaces en retrait, semi-privés, contenant le nécessaire pour une villégiature confortable, une pause hors du temps.

Fig. 1. Plan de Saint-Victor, détail du jardin de la pointe de l’Île de la Cité, XVIe siècle.

Si les vergers fruitiers apparaissent lors de digressions dans les récits des XIIe et XIIIe siècles, ils deviennent un genre littéraire en soi à partir du XIIIe siècle, sous la forme de vergers allégoriques qui sont cette fois le cadre de toute l’action. Ils restent un lieu hors du temps ; cependant cette atemporalité n’est plus liée au surnaturel, mais à la pensée réflexive. Le verger est devenu dans les romans allégoriques et les images un espace idéel par lequel on accède aux vérités théoriques et on dialogue avec les concepts. L’analyse a mis en lumière le fait que ce cadre particulier de vergers appartenait à la fois à la sphère de l’allégorie et au monde sublunaire du narrateur-rêveur, les deux se superposant dans les images et les textes sans contradiction. Cela suggère une adéquation entre la nature intrinsèque du verger fruitier et ses occurrences matérielles. En croisant de nombreux documents, la thèse fait émerger l’hypothèse d’un glissement de la notion de nature, maillon clé dans le processus de mutation anthropologique à l’œuvre autour des relations entre les humains et les non-humains. Le verger allégorique jouerait un rôle pionnier dans la naturalisation du végétal, les premiers concernés étant les arbres fruitiers domestiques. La greffe, seconde plantation, qui se fait non dans le sol mais dans un autre arbre, leur permet de passer du sauvage au domestique, de gagner le nom d’ente et de prendre de la valeur. Peut-être modifie-t-elle aussi leur rapport à la matière en les éloignant de la terre.

La dernière mutation importante a lieu autour du XVe-XVIe siècle. Elle ne concerne pas tant les vergers que la façon dont ils sont perçus. Le croisement des données archéobotaniques et des documents de la pratique souligne à la fois la grande diversité des variétés fruitières et l’absence de rupture dans les espèces consommées, hormis les oranges douces. Ce qui change, c’est surtout le regard porté sur les lieux de culture d’arbres fruitiers. La promenade immersive, permettant l’équilibre humoral au sein du verger, passe au second plan, tandis que s’affirme la vue en surplomb. L’observateur humain se détache d’un univers sensoriel du verger avec lequel il était en interrelation pour devenir le témoin à distance d’un paysage en voie de naturalisation.

Ce travail a permis, grâce au dialogue interdisciplinaire, à l’articulation d’échelles d’analyse individuelle et sérielle et à l’utilisation d’outils numériques, cartographiques et statistiques, de saisir l’évolution des rapports des sociétés de la fin du Moyen Âge à leurs vergers fruitiers. Ceux-ci, colorés au XIIe siècle par des connotations associées à l’Avalon christianisé et adaptées à l’éthique courtoise, rejoignent au début du XIVe siècle la catégorie des lieux d’agrément dans le traité d’agronomie de Pierre de Crescens tandis qu’ils s’allégorisent depuis le XIIIe siècle dans un nouveau genre littéraire dont ils sont le dénominateur commun. Ces dynamiques poussent à s’interroger sur un possible glissement de la façon dont est pensée leur nature spécifique, conjoignant pour la première fois le sens néoplatonicien et le sens naturaliste en germe. À partir de la fin du XVe siècle, les discours portant sur eux se segmentent et leur expérience sensorielle amorce un glissement vers un primat de la vue.

Anaïs Blesblois


Partenaires 

Maaike Van der Lugt, DYPAC, UVSQ

Marie-Pierre Ruas, BioArch, UMR 7209, CNRS-MNHN

Maxence Hermant, BnF


Publications associées au projet 

Blesbois Anaïs, « Par-delà l’hortus conclusus : figurations visuelles et textuelles du jardin fleuri (France, fin XIVe-début XVIe siècle) », Environnement et sociétés au Moyen Âge, édité par la Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2024. https://doi.org/10.4000/12lnq

Blesbois Anaïs, « Aux sources symboliques du verger médiéval », Cycle de conférences « Retour aux sources », Archives Nationales, 26 mars 2024, en ligne.

Blesbois Anaïs, « Faire pousser les arbres fruitiers dans la moitié nord de la France dans les années 1525-1562 : quelles pensées, quelles pratiques ? », Qu’est-ce qui fait pousser les plantes ?, Actes du séminaire d’Ethnobotanique de Salagon, 12-14 octobre 2023 (sous presse).

Blesbois Anaïs, « Les cinq sens au verger médiéval (France, XIVe-XVIe siècles) », dans Bénetière Marie-Hélène (dir.), Les cinq sens au jardin, journée d’étude organisée dans le cadre des Rendez-vous aux jardins 2024, Paris, 2024, en ligne.

Blesbois Anaïs, « Théories et pratiques autour du verger dans le Livre des profits champêtres de Pierre de Crescens : approches interdisciplinaires », Le texte et la pratique : dialogues pluridisciplinaires sur le statut du traité d’agriculture, Actes de colloque, 1-3 juin 2022, Lyon, 2024 (à paraître).


Crédit Photo à la Une : Enluminure du Livre des Profits champêtres de Pierre de Crescens, Paris, BnF, Arsenal 5064, f.105, Maître de Marguerite d’York, Bruges, vers 1470.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
fsp (23 janvier 2025). Ce que les vergers médiévaux nous apprennent des relations entre les humains et l’environnement « naturel ». Fondation des sciences du patrimoine. Consulté le 16 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13515


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