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Physico-chimie des peintures à l’huile : intérêt pratique du verre broyé dans les laques rouges

La présence de verre dans la matière picturale fait l’objet d’un intérêt scientifique depuis une vingtaine d’années, mais ce n’est que récemment que des analyses ont permis d’étayer les différentes hypothèses formulées.

« La laque est longue a seicher a huile Et pour cette occasion il faut parmy broyer du verre ». Ce conseil, tiré du Recueil de recettes et secrets concernant l’art du mouleur, de l’artificier et du peintre (Manuscrit BnF Ms.F.640, n.d., folio 57r), invite les artistes à ajouter des particules de verre dans les couches de laque pour en améliorer le séchage.

De nombreuses analyses et observations ont mis en évidence la présence de particules de verre dans les peintures à l’huile des XVe et XVIe siècles, et ce de manière diffuse en Europe. L’objectif du projet VIP2 était de mieux comprendre, évaluer et quantifier l’intérêt pratique que représentait, pour les artistes de la Renaissance, l’ajout de fines particules de verre, incolore, dans certaines de leurs couches picturales. Les traités historiques qui nous sont parvenus évoquent plusieurs raisons à de tels ajouts par les artistes, comme la volonté de modifier les propriétés optiques des couches considérées, la texture à l’application de la peinture, ou encore le caractère siccatif de ces particules (Ancel 2019). Trois axes expérimentaux ont alors été développés pour étudier l’effet du verre sur les propriétés physico-chimiques des couches picturales et quantifier les modifications de leur comportement.

Les particules de verre ayant souvent été identifiées dans les couches de blanc de plomb ou les laques rouges, ce second volet de recherche du projet VIP s’est concentré sur ces dernières. Des échantillons modèles ont été préparés au Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF) à partir de laque de cochenille et d’huile de lin, avec différentes proportions de verre broyé (fig. 1). Les particules de verre, cohérentes avec les observations et analyses de composition des coupes historiques, ont été élaborées selon des recettes anciennes au sein de l’équipe de l’IRCP (Institut de recherche de Chimie Paris) lors du premier volet du projet VIP, dédié à l’étude des interactions entre le verre et le blanc de plomb (Cooper et al. 2023). Les recherches menées ont permis d’évaluer les effets de la quantité de verre, de sa granulométrie (10 μm et 25-32 μm) et de la nature des particules (du système SiO2-Na2O-K2O-CaO-Al2O3-MnO). Le rôle du manganèse et des alcalins sodium-potassium, évoqués dans certaines sources historiques comme éléments essentiels au caractère siccatif du verre, a pu être étudié.

Fig. 1. Préparation des laques rouges de cochenille par Gilles Bastian, selon les techniques de la Renaissance. © M. Tiennot

Des traités historiques mentionnent la modification de la consistance de la peinture lors de sa préparation et de son application. De telles évolutions ont été évaluées à l’aide d’un rhéomètre au Laboratoire de Mécanique et Matériaux du Génie Civil (L2MGC) de CY Cergy Paris Université. Cette opération a permis de caractériser et de quantifier le comportement des laques fraîches, d’évaluer l’influence de l’additif vitreux sur la texture et les propriétés d’écoulement des mélanges, et de quantifier la viscosité et le seuil d’écoulement des préparations en fonction de la quantité de verre ajouté (jusqu’à 50% massique) (fig. 2). Ces analyses donnent des indications sur la texture, la consistance et les capacités de mise en œuvre des pâtes préparées en présence ou non de verre broyé. Les résultats indiquent que contrairement à ce que l’on peut supposer de façon intuitive au sujet de la modification de la préparation picturale additivée de verre broyé, ni la granulométrie (10 µm / 25-32 µm) ni la quantité de verre ajouté aux laques rouges (10%, 20% ou 50% massique) ne modifient significativement leur comportement rhéologique.

Fig. 2. Protocole mis en œuvre pour l’évaluation des propriétés rhéologiques des couches de peinture fraîche. © M. Tiennot

Les traités historiques précisent également que le verre utilisé comme additif dans les couches de peinture peut en modifier la transparence et les propriétés de réflexion de la lumière. Les couches de laque rouge boivent beaucoup d’huile et ont ainsi une très faible densité pigmentaire. Leur transparence et leur rendu particulier sont recherchés par les artistes. Chargée en verre, la couche de laque peut modifier la perception globale de la stratigraphie de peinture à laquelle elle appartient. Les propriétés optiques des échantillons modèles préparés au laboratoire ont été évaluées au Centre de Recherche sur la Conservation (CRC) sur un spectrophotomètre équipé d’une sphère intégrante. Les analyses réalisées ont permis d’accéder aux paramètres colorimétriques et, par conséquent, de quantifier l’influence du verre sur l’apparence colorée de ces couches picturales. Ces résultats sont en cours de publication et seront détaillés précisément.

De nombreuses sources des XVe-XVIIe siècles mentionnent enfin les avantages que les peintres peuvent tirer de l’ajout de « verre […] pulvérisé impalpablement » (folio 85v, Turquet de Mayerne, 1620). Pour évaluer précisément l’influence du verre broyé selon sa composition, un suivi du séchage naturel des peintures fraîches a été réalisé par spectrométrie infrarouge (IRTF) au C2RMF. Des différences notables en termes de cinétique de séchage ont pu être observées notamment en fonction des teneurs en sodium-potassium et en manganèse. Le rôle siccatif de ces éléments entrant en jeu dans la composition du verre a été mis en évidence, de même que l’impact significatif de la taille des particules de verre (Tiennot et al. 2023). Le verre broyé « impalpablement » (10 µm pour cette étude), comme l’avaient indiqué les auteurs du XVIIe siècle, est l’additif le plus siccatif pour les laques rouges.

Ces résultats ont permis de discuter les différentes hypothèses énoncées au sujet de l’ajout de verre broyé par les artistes dans les couches de peinture. Les savoir-faire et les plateformes analytiques mobilisés pour le projet VIP2 ont enrichi les hypothèses formulées depuis quelques années par la communauté internationale quant à l’emploi de ce verre pulvérisé incolore dans les couches picturales. La complémentarité des équipes et des acteurs du projet a mis en avant des modifications induites – ou non – par l’ajout de verre dans les laques rouges à différentes échelles, depuis le comportement des peintures fraîches jusqu’aux couches après séchage. Les savoirs et pratiques mis en œuvre par les artistes de la Renaissance et répertoriés par les auteurs dès la Renaissance ont pu être mis en relation avec des phénomènes physico-chimiques et mécaniques quantifiés lors du projet.

Mathilde Tiennot et Elisabeth Ravaud

Recueil de recettes et secrets concernant l’art du mouleur, de l’artificier et du peintre, vol. Ms.Fr.640, XVIe siècle (Bibliothèque nationale de France. Département des Manuscrits).

Turquet de Mayerne, Théodore. 1620. Pictorja Sculptorja et quae subalternarum artium. London edn. London: British Library.

Ancel, E. 2019. « L’utilisation du verre broyé dans les couleurs des peintures de chevalet à travers les sources historiques du XVe au XVIIe siècle.” Mémoire de master, École du Louvre.

Cooper, L., A. Pierre, E. Ravaud, Y. Mélinge, O. Majérus, D. Caurant, G. Bastian, M. Eveno, C. Andraud, A. Tournié. 2023. “Influence of the Addition of Crushed Glass on the Physical and Chemical Properties of Lead White Oil Paint”, Journal of Cultural Heritage, 61, p. 238-246. https://doi.org/10.1016/j.culher.2023.05.001

Tiennot M., Majérus O., Caurant D., Bastian G., Eveno M., Ravaud E. 2023. “Colourless Powdered Glass as a Drier for Red Lakes: On the Influence of Composition and Particle Size”, Studies in Conservation, 69-6, p. 414-424. https://doi.org/10.1080/00393630.2023.2256122


Partenaires

Yannick Mélinge, Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques (CRC-UAR 3224)

Gilles Bastian, Myriam Eveno, Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France

Daniel Caurand, Odile Majerus, Institut de Recherche de Chimie Paris (IRCP, UMR CNRS 8247), Chimie ParisTech

Christine Andraud, Aurélie Tournié, Centre de Recherche sur la Conservation des Collections (CRC-UAR 3224)

Alexandre Pierre, Laboratoire de Mécanique et Matériaux du Génie Civil (L2MGC), CY Cergy Paris Université


Publications associées au projet 

Tiennot M., Majérus O., Caurant D., Bastian G., Eveno M., Ravaud E. 2023. “Colourless Powdered Glass as a Drier for Red Lakes: On the Influence of Composition and Particle Size”, Studies in Conservation, 69-6, p. 414-424. https://doi.org/10.1080/00393630.2023.2256122


Crédit Photo à la Une. Couches de laques rouges préparées en laboratoire pour l’étude de leurs propriétés physico-mécaniques. © M. Tiennot


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
fsp (4 novembre 2024). Physico-chimie des peintures à l’huile : intérêt pratique du verre broyé dans les laques rouges. Fondation des sciences du patrimoine. Consulté le 16 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12m5r


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